Dialogue avec l'au-delà (3)
Nous arrivâmes à Londres ce jour-là, à temps pour nous rendre à nos différents rendez-vous et regagner Cambridge le lendemain. Les étranges aventures de ces derniers jours étaient un peu oubliées et nous nous concentrâmes tous trois sur notre travail.
En pénétrant dans l’appartement, nous assistâmes à une série de manifestations si insolites – la porte d’entrée avait été soigneusement fermée durant notre absence – qu’une hypothèse plus précise se fit jour dans notre esprit.
Sur le plancher de ma chambre, entre les deux lits jumeaux, se trouvaient posés deux « livres de poche » disposés exactement suivant le même angle que les cartes postales, précisément au même endroit que l’autre fois, devant la table de nuit. Ni David ni moi-même n’avions pris ces ouvrages pour lire au lit, en fait personne n’y avait encore touché depuis le jour de leur achat. Ils n’avaient pas quitté l’étagère du salon. Dans l’un des livres qui se trouvaient sur le plancher, Armageddon (dans la Bible, la bataille d’Armageddon symbolise la lutte du bien et du mal) de Leon Uris, était collée comme avec de la glu, une carte postale représentant la cathédrale de Peterborough. Cette carte se trouvait auparavant sur le buffet avec les trois autres. La substance collante n’était pas de la glu mais un corps dont nous ne connaissions pas l’origine. L’autre volume To Bed at Noon (Au lit à midi) était placé de manière à former avec le premier un angle de 140°.
Nous restions plantés là tous les trois, très perplexes, lorsque Maren s’écria :
-Où sont les photos de chameaux qui étaient là ?
Deux instantanés que le guide de Beersheba avait pris de Jim et de moi pendant notre voyage en Palestine ne se trouvaient plus sur le cadre de la glace où je les avais encastrés moi-même un mois auparavant, à notre retour. Personne n’y avait touché depuis et David et Maren les avaient toujours vus à cette place, naturellement. On pouvait encore voir les marques laissées par la poussière sur le miroir. Tout à coup nous vîmes David se tourner subitement vers la droite et marcher sans hésiter jusqu’à l’armoire de la chambre ; il souleva une pile de vêtements qui avait atterri, on ne sait comment, sur la planche du bas et brandit les deux photographies disparues.
-Pourquoi êtes-vous allé les chercher là plutôt qu’ailleurs ? demandai-je, complètement abasourdi.
-Je n’en sais rien, répondit-il, apparemment stupéfait de son succès. Je me suis senti poussé dans cette direction !
Bien que déconcertés par la scène, nous reprîmes nos esprits et inspectâmes l’armoire dans laquelle David avait trouvés les photos. Un côté du meuble était dans le désordre le plus complet : tout était sens dessus dessous. On eût dit que tout avait été retourné et jeté sur le plancher. Nous fîmes glisser les portes pour examiner le côté droit. À notre grande surprise, un ordre parfait et inhabituel y régnait : les chemises et les costumes d’hiver étaient soigneusement suspendus à intervalles réguliers, les chaussures et les pantoufles impeccablement alignées. Cela me frappa car je n’avais jamais constaté une telle différence de rangement entre les deux côtés du meuble.
J’avais entendu parler de ces phénomènes appelés poltergeists, mais sans avoir une idée exacte de ce que ce mot représentait. Autant que je me souvenais, c’était l’esprit d’une personne décédée qui causait quelque trouble dans la maison où elle avait vécu. Je devais examiner si oui ou non les faits dont nous avions été témoins s’apparentaient au poltergeist. Pour la première fois j’envisageai l’hypothèse que tout cela pût être l’œuvre de mon fils, disparu mais vivant.
Pendant que je restais plongé dans mes pensées, Maren et David quittaient la pièce. David m’avoua plus tard avoir été poussé à chercher dans le salon. Il s’aperçut immédiatement que la pendule de Jim qui était posée sur une étagère marquant 8 h 19. Il crut se rappeler que le réveil était arrêté à 12 h 15 quand il était parti et n’avait pas été remonté depuis son arrivée d’Amérique. Il m’appela : « James ! » J’arrivai promptement tandis que Maren, intriguée par le ton de David, venait aussitôt nous rejoindre. David, cachant le cadran d’une main, me dit :
-À votre avis, James, quelle heure marque ce réveil ?
-Voyons, répondis-je, le réveil est arrêté ; je pense qu’il doit marquer midi ou midi trente au plus tard.
Je me rappelai que le 22 février au matin nous étions en retard pour partir à Londres. Absorbé par mon travail, j’avais à plusieurs reprises regardé la pendule sans remarquer qu’elle indiquait toujours la même heure : 12 h 15. David avait dû me rappeler qu’il était 13 h passées. Il s’en souvenait parfaitement, et me parla de ce petit fait.
-Eh bien ! répondis-je, où voulez-vous en venir ? Vous avez conduit si vite ce jour-là que nous sommes arrivés à temps pour nos rendez-vous à Londres !
-Oh ! Il ne s’agit pas de cela, regardez.
Et il découvrit le cadran. Je lus 8 h 19. Le réveil était toujours arrêté mais maintenant les aiguilles formaient un angle de 140°.
-C’est curieux ! remarquai-je, on dirait le même angle que celui que formaient les cartes postales et les deux livres !
-Assez avec toutes ces preuves, répliqua Maren qui s’impatientait. La question est : qu’est-ce que cela veut dire ?
Au cours de la discussion qui suivit, l’idée me vint qu’il pourrait y avoir un rapport entre l’heure marquée par le réveil et celle de la mort de Jim, telle qu’elle avait été indiquée par l’enquête de police. (3 h du matin, heure de New York.) Avec le décalage horaire entre cette ville et Londres, nous décidâmes que 8 h 19 pouvait correspondre à l’heure anglaise du suicide de Jim. Nous étions portés à le croire, et cette heure dès lors signifiait beaucoup pour nous.
Je soulignai aussi que cela me rappelait le goût prononcé de Jim pour toutes les dispositions symétriques de lignes ou d’objets. Il passait souvent son temps à dessiner des formes géométriques ou à disposer les tables de l’appartement suivant une recherche esthétique particulière.
Quel que fût le sens de cet angle, 8 h 19, 140°, nous étions maintenant de plus en plus convaincus que Jim était, de quelque mystérieuse façon, l’auteur de ces évènements. Il y avait trop de coïncidences. La plupart des phénomènes rappelait d’une manière ou d’une autre Jim, ses goûts pour les achats de cartes postales, le fait qu’il n’aimât pas les boucles de Maren, le côté James Bond de sa personnalité, son intérêt pour les arrangements symétriques, ses propres doutes sur ses capacités de réussite. Quelle était l’explication qui répondait le mieux aux faits ? J’étais réticent à admettre la possibilité que Jim y fût mêlé, puisque je ne croyais pas qu’il poursuivait son existence. Et ni Maren ni David ne croyaient à la vie dans l’au-delà. Pourtant, nous ne pouvions trouver d’autre explication, mais cela provenait, je l’ai compris depuis, de notre ignorance des phénomènes psychiques.