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Les voies de l'étrange et du mystérieux
Les voies de l'étrange et du mystérieux
  • Ce site se propose de rapporter des histoires mystérieuses et peu connues. Car bien souvent, le paranormal est là où on ne l'attend pas. Il évoque aussi certaines énigmes, en les abordant sous un angle inédit.
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Les voies de l'étrange et du mystérieux
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22 mai 2017

La nuit de Finley Manor

« Voyez-vous, dit le major Finley, en contemplant la transparence ambrée de son verre de fin Napoléon… Voyez-vous, malgré tout le respect que j’ai pour lui, je pense que mon vieux père, sur la fin de sa vie, n’avait plus les idées bien en place… Toutes ces vieilleries plus ou moins chargées d’histoire et de poussière avaient dû, à la longue, lui tourner un peu les esprits… »

La conversation, ce soir-là, en est arrivée, comme bien souvent, à tourner autour de ce qui (en dehors du maître de maison, bien entendu) constitue le principal attrait de Finlay Manor, la respectable demeure de la famille dont le major Finlay est, hélas, le dernier représentant. Cet attrait, c’est ce que le major appelle plaisamment « mon nid à poussière », à savoir son musée personnel. Malgré le détachement apparent que le vieux militaire se plaît à affecter, il s’agit en réalité de l’une des collections privées d’objets antiques les plus intéressantes du Royaume-Uni et même, selon certains, les plus intéressantes du monde civilisé.

- Mon père, reprend le major, aurait bien donné dix années de sa vie pour les pièces qui sont ici. Et je crois d’ailleurs qu’il les a données, tant il s’est fait de soucis à propos de certaines d’entre elles.

- Archibald, vous exagérez un peu : votre père a quitté ce bas monde à l’âge respectable de 88 ans.

Le major Finley adresse un sourire à son vieil ami et camarade de collège, le professeur Watkins.

- Andrew… Si papa n’avait pas eu tous ces soucis, vous savez pertinemment qu’il serait devenu au moins centenaire !

- Je vous l’accorde, Archibald. C’est probable.

- Mais à ce qu’il paraît, renchérit Mrs Critch, ce n’est pas cela qui vous a empêché de prendre la suite et d’enrichir cette collection avec une compétence qui en fait aujourd’hui un véritable trésor culturel. Du moins, d’après ce qu’en dit le docteur Watkins… Car, pour ma part, je n’ai pas encore eu l’honneur d’être admise dans ce saint des saints…

Le major Finley redresse les pointes de sa moustache et contemple la séduisante veuve.

- Ce n’est là, chère Dorothy, qu’un enchaînement de circonstances. Il va de soi que c’est à moi que vous feriez beaucoup d’honneur en vous intéressant à ces antiques babioles ! Et croyez bien que je suis tout disposé un jour prochain…

- « Un jour prochain » : nous y voilà, major ! Depuis bientôt deux années que la disparition de mon époux m’a poussée à abandonner la vie londonienne, je meurs d’ennui dans ce trou perdu où la seule chose réellement passionnante est, paraît-il, la fameuse collection du major Finley. Et depuis deux ans, que me répond le major Finley ? « Un jour prochain, chère Dorothy ! » Mais votre chère Dorothy, major, elle finit par ne plus y croire du tout. La réalité ne serait-elle pas plutôt que vous jugez une femme indigne de contempler ces trésors ?

- Mais, chère Dorothy… Je vous jure bien que… Pas un instant…

- Trêve de protestations, major ! Vous voilà au pied du mur ! Voulez-vous, oui ou non, me montrer cette collection ?

- Mais, bien entendu…

- Alors, allons-y !

- Comment ? Maintenant ? Tout de suite ? À une heure pareille ? Mais ces pièces ne sont ni chauffées ni éclairées !

- Eh bien, Docteur, dites quelque chose pour décider votre ami !

- Ma foi, mon cher Archibald, je crois que nous voilà bien partis ?

- Bien, bien ! Je capitule ! Juste le temps de demander à Williams de nous apporter des manteaux et de mettre des chandelles neuves à ces bougeoirs.

Il est 11 heures du soir lorsque Dorothy Critch, précédée par le majordome Williams et suivie par le docteur Watkins et le major Finley, se rend vers l’aile gauche de Finley Manor. Chacun des trois hommes élève au-dessus de sa tête un chandelier à trois branches. De temps à autre, au croisement d’un couloir, un courant d’air les contraint à abriter derrière la main la flamme des chandelles.

- Vous aviez raison, Archibald !

Le major Finley constate avec une surprise ravie que sa visiteuse a d’un seul coup décidé de l’appeler par son prénom.

- En quoi avais-je raison, chère Dorothy ?

- En disant qu’il faisait froid ! Depuis que nous marchons j’ai presque oublié que nous sommes en juin.

- Mais il n’y a pas de saison, de ce côté-ci de Finley Manor… Les objets que j’y conserve sont en quelque sorte hors du temps… Ou plus exactement, ils s’environnent d’un temps qui est le leur, figé pour l’éternité, dirait-on… Et je dois à la vérité d’avouer que cette saison très spéciale, où mes antiquités semblent se plaire, n’est pas très agréable pour un être humain.

Dorothy Critch commence à se dire que cette promenade n’est pas aussi agréable qu’elle l’avait imaginée. Elle se sent beaucoup moins enthousiaste qu’au départ. Mais lorsque le major Finley, après avoir fait jouer deux grosses serrures, s’efface pour la laisser franchir une lourde porte, la séduisante veuve ne peut retenir un cri d’étonnement.

Au cours de sa vie de femme d’officier, elle a eu l’occasion de visiter des endroits réputés fabuleux où elle représentait dignement la couronne d’Angleterre aux côtés de son mari.  Elle a dîné à la table des maharadjah… Elle a vu un véritable éléphant blanc dont on avait incrusté le front de joyaux en son honneur… Pour lui rendre hommage, de jeunes pêcheurs ont plongé un jour au fond d’un lac d’où la légende voulait que l’on ne remontât point et ils ont tendu vers elle des gemmes brutes ruisselantes arrachées aux abysses… oui, elle a vécu tout cela, Dorothy Critch, et pourtant, lorsqu’elle franchit cette porte dans l’aile gauche de l’austère Finley Manor, elle pousse un cri d’étonnement. La lumière des chandeliers tenus à bout de bras par ses trois compagnons révèle une immense salle, tout en longueur, où juste une large allée a été laissée au centre. De chaque côté, dans une perspective savamment calculée, se dressent les témoins de l’éternité.

- On dirait… On dirait un gouffre à plat, murmure Dorothy.

Effectivement cette image qui se présente instinctivement à elle est ce qu’il y a de plus juste pour rendre l’impression étonnante que dégage ce lieu : c’est bien d’un gouffre qu’il s’agit, mais d’un gouffre à l’horizontale dont le fond, là-bas, se perd dans l’obscurité. Et c’est un gouffre qui vous invite à plonger dans le temps. Car, même pour une personne qui ne possèderait pas la culture de Dorothy Critch, l’effet serait immédiat. Instantanément on comprend que ces objets sont là, des plus récents aux plus anciens, pour vous piéger inéluctablement et vous faire remonter peut-être aux origines de la civilisation.

Au premier plan, des tableaux, des statues, des lampes qui doivent avoir à peine deux siècles. Plus loin, des pièces de bois rongées par le sel où l’on reconnaît les figures de proue des navires de quelques marins célèbres. Nous voilà déjà au temps où l’on ne connaît pas encore l’Amérique. Le majordome, en avançant, vient de dévoiler la pierre polychrome de quelque démon grotesque échappé du culte des anciens Celtes. Ces statues difformes laissent soudain la place à la statuaire antique à qui les outrages du temps, en brisant ici un bras, en cassant là un nez, ont enlevé l’excès de perfection pour la rendre émouvante. Émerveillée, Dorothy Critch se laisse totalement emporter dans cette marche à rebours. Comme des porteurs de flambeaux dans une cérémonie initiatique, le majordome et le docteur éclairent pour elle à chaque instant de nouveaux trésors. Demeuré seul en arrière, le major Finley laisse filtrer un sourire. C’est la première fois qu’il assiste à une telle réussite de ce dispositif qu’il a pensé et voulu. Dorothy s’attarde un instant devant la poignante silhouette d’un jeune homme figé par la lave au plus profond de son sommeil. La voici devant des outils d’os et de silex éclaté : c’est l’aube de la civilisation sur notre continent. Elle devrait être arrivée au bout de sa course… Avant l’intelligence rudimentaire qui a produit ces instruments, il n’y avait rien…

 Et pourtant, si : une tenture pourpre soulevée par Williams dévoile un monde nouveau, encore plus ancien, mais d’où jaillit une culture intense, totale… Une culture dont les raffinements subtils se sont perdus pour les matérialistes que nous sommes. C’est l’Égypte et sa féerie. La pierre griffée par les sables du désert livre des messages si anciens qu’ils sont invisibles presque pour les yeux, mais sensibles encore aux doigts qui savent l’effleurer. Des dieux aux corps graciles de danseurs vous fixent avec une tête intelligente et cruelle d’animal sauvage. Quelques sarcophages mêlent l’éclat des ornements d’or à des verts émeraude, des rouges majestueux, et au bleu profond du lapis-lazuli.

- Archibald ! Dorothy Critch cette fois a hurlé le prénom du major.

Le maître des lieux s’est précipité en avant et en quelques pas, il a rejoint la jeune femme qui s’appuie à son bras. Elle tient encore le voile qu’elle vient de soulever et qui lui a laissé apercevoir un objet dont elle ne parvient plus à détacher son regard. Il est disposé là, tout au fond, comme s’il était l’aboutissement, le but, le fond même de ce gouffre à l’horizontale. C’est une cloche de verre, posée sur un guéridon de bois. Une cloche d’environ cinquante centimètres de haut, qui était cachée par le tissu sombre. Et sous cette cloche, il y a un oiseau. Un oiseau de proie, un faucon. L’animal est de profil, mais sa tête au bec dangereux se tourne légèrement. L’œil d’un vert violent accroche la moindre lueur et les ailes, légèrement soulevées des flancs, s’apprêtent à l’envol.

horus

- Rassurez-vous, Dorothy ! Cela doit faire quelque chose comme 5000 ans ou plus que cette bestiole est ainsi ! Peut-être davantage !

La jeune veuve tremblante désigne pourtant l’animal avec une sorte de dégoût.

- Mais… il saigne, Archibald ! Il saigne !

- Ah… Ça ? fait le major en désignant des taches d’un liquide marron rougeâtre qui englue les plumes de l’animal sur le dos, la poitrine et la tête… Ça, chère Dorothy ?... Vous venez de découvrir la folie douce de mon cher vieux, très estimé et défunt papa ! C’est en effet à cause de cet animal que mon père a été, sur toute la fin de sa vie, le personnage bizarre que notre ami le docteur a bien connu. N’est-ce pas, Andrew ?

- Certes, Archibald ! Mais il avait peut-être bien des raisons pour cela ! Si vous racontiez un peu à Dorothy la véritable histoire de ce faucon ?

- Allons, Andrew ! Pensez-vous que ce soit bien le moment de ressortir ces sornettes ? Mrs Critch est déjà bien assez émue et probablement très fatiguée.

- Pas du tout, major ! Je me permets même d’insister !

- D’accord… À condition toutefois que vous me promettiez de ne pas accorder d’importance à ces balivernes. Et surtout que vous m’appeliez à nouveau par mon prénom ?

- Accordé, Archibald… Alors ? Ces balivernes… ?

- Eh bien, sans vouloir vous apprendre ce que vous savez déjà, vous êtes en présence de l’animal qui symbolisa le Dieu le plus puissant de la Haute Egypte. C’est le dieu Hor, ou Horus, le dieu-faucon. La civilisation sur laquelle il a régné dans sa toute-puissance remonte, selon les estimations, à 23 000, 30 000 ou même 35 000 années avant J.-C…  C’est-à-dire qu’à cette époque, nos ancêtres à nous vivaient encore comme des animaux à peine évolués, alors que les prêtres du dieu-faucon pratiquaient déjà des sciences si avancées qu’on les a perdues de nos jours. Notre culture, pour se consoler de son ignorance, a assimilé cela à de la magie. Rappelez-vous ce Livre des prières, où les formules dont on a pu retrouver le sens décrivent comment les prêtres hautement initiés, parvenus à la fin de leur vie terrestre par l’usure de leur corps, s’enfermaient dans une chambre secrète. Ils y récitaient des formules où chaque syllabe était une vibration intense. Leur corps atteignait à l’état de catalepsie que l’on prenait pour la mort. Il se produisait alors ce que l’on nomme le « dédoublement supérieur » et lorsque le prêtre réapparaissait, il était dans une nouvelle jeunesse et prêt à servir encore une génération de pharaons.

- Mais ce faucon, Archibald ?

- J’y arrive ! Cette capacité des anciens prêtres à surmonter la mort a fini par être connue d’un public de plus en plus large. Une fois déformée, banalisée, appauvrie, elle a conduit à la croyance selon laquelle il fallait préserver le corps pour conserver l’âme. C’est ainsi que l’on a mis au point les techniques de l’embaumement. L’immortalité à la portée de tous, si j’ose dire. Et ce faucon a été embaumé bien avant le règne du premier roi de la première dynastie d’Egypte dont le souvenir soit parvenu jusqu’à nous. Cet animal fut offert à mon grand-père, alors tout jeune explorateur, par le célèbre Français Champollion, celui qui trouva la fameuse pierre de Rosette d’où il tira la clé de l’écriture hiéroglyphique. Champollion venait de publier en 1824 son Traité, qui fit l’effet d’une bombe, et l’année suivante, le bouillant jeune homme qu’était mon grand-père eut l’honneur de passer des soirées entières à polémiquer avec le grand homme. Pour marquer leur amitié, Champollion lui offrit ce faucon embaumé en l’accompagnant du récit de sa légende.

Cet oiseau est censé posséder un pouvoir magique qui est celui d’annoncer la guerre. Mon grand-père consigna dans son journal ses conversations avec Champollion, ainsi que cette légende. Le tout fit partie de l’héritage et resta pratiquement oublié pendant une génération, puisque mon père, vous le savez, a passé son existence autour du monde. Il ne retrouva l’oiseau et sa légende qu’en 1896. Il venait alors de se retirer ici, à Finley Manor, pour y écrire ses mémoires. Pendant trois ans, il chercha en quoi pouvait consister ce prétendu pouvoir du faucon « d’annoncer la guerre ».

Or, une nuit, je fus réveillé par des exclamations. Pour la première fois, j’entendais mon père élever la voix. Je crus qu’il avait un malaise et je courus jusqu’à son bureau. Il me montra alors le faucon, sur une étagère de la bibliothèque. « La guerre ! Voilà la guerre ! » disait mon père affolé.

En effet, sur le plumage de l’oiseau, je pus voir ce que vous voyez aujourd’hui : cette espèce de liquide qui ressemble à du sang. La coïncidence voulut que le surlendemain éclatât la guerre du Transvaal, où Sir Winston Churchill s’est brillamment illustré, et où je jouai moi-même un modeste rôle qui me valut une blessure et quelques décorations. Voilà, chère Dorothy, vous savez tout de cette histoire ridicule.

- Pas tout à fait ! Comment du sang peut-il couler de cet animal mort ?

- Mais justement : parce qu’il ne s’agit pas de sang !

- Comment en êtes-vous certain ?

- J’avoue que je n’ai jamais pu le vérifier… Cette fameuse nuit, mon père m’interdit de toucher au faucon et, dès le lendemain, il le fit placer sous cette cloche scellée. À mon retour de la guerre, mon père avait, hélas ! quitté ce monde, mais il avait rajouté à son testament une volonté expresse selon laquelle il interdisait que l’on remît l’animal à l’air libre. Le docteur et moi, nous pensons que ce que nous appelons « du sang » est en réalité ce liquide qui a servi à l’embaumement. Dans certaines conditions climatiques, il doit se mettre à exsuder. D’ailleurs, lorsque je revins du Transvaal, ces traces rouges avaient disparu.

- Disparu le jour où la paix fut signée, Monsieur, si je puis me permettre de le rappeler. C’est moi qui ai fait cette remarque en aérant le bureau ! glisse le majordome Williams.

- Oui, oui… Je sais… encore une coïncidence…

- Je n’aime pas ces coïncidences…, frissonne Dorothy Critch. Pourquoi cet oiseau saigne-t-il à nouveau aujourd’hui ? Pourquoi l’aviez-vous caché sous ce voile noir ?

- Mais, parce que je trouve cela assez disgracieux, tout simplement, chère Dorothy ! Voilà une semaine que ce phénomène se reproduit, et vous savez bien que nous n’avons pas de guerre à craindre, voyons !

Cette scène se déroulait à Finley Manor, sur la côte sud de l’Angleterre, le 20 juin 1914. Le 28 juin, l’archiduc François-Ferdinand fut assassiné à Sarajevo.

L'INCROYABLE VÉRITÉ (R.-V; Pilhes, J.-P. Imbrohoris et G. Frank) 

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